Justice - Justiz - Giustizia

Eléments-clés d’un contre-projet à l’initiative sur la justice

  • Auteur-e: SVR-ASM
  • Catégories d'articles: Associations
  • DOI: 10.38023/ab127ff4-7502-40c9-ac22-84b753a62d51
  • Proposition de citation: SVR-ASM, Eléments-clés d’un contre-projet à l’initiative sur la justice, in : «Justice - Justiz - Giustizia» 2020/4

Inhaltsverzeichnis

  • 1. Introduction
  • 2. Faiblesses du système actuel
  • 2.1. Réélection périodique
  • 2.2. Contributions liées au mandat
  • 2.3. Processus de sélection
  • 3. Solutions
  • 3.1. Introduction de l’élection unique
  • 3.2. Suppression / remplacement des contributions liées au mandat
  • 3.3. Professionnalisation du processus de sélection
  • 4. Eléments-clés concrets d’un contre-projet
  • 4.1. Durée de fonction : proposition de modification de l’art. 145 Cst.
  • 4.2. Processus de sélection : proposition de modification de l’art. 168 Cst.
  • 4.3. Interdiction des contributions liées au mandat
  • 4.4. Autres recommandations

1.

Introduction ^

[1]

Le 19 août 2020, le Conseil fédéral a décidé de proposer au Parlement de soumettre l’initiative populaire « Désignation des juges fédéraux par tirage au sort (initiative sur la justice » au vote du peuple et des cantons, en recommandant son rejet, sans proposition alternative ni contre-projet1. L’Association suisse des Magistrats de l’ordre judiciaire (SVR- ASM) rejette également l’initiative sur la justice dans la mesure où elle n’apporte pas de solution convaincante aux problèmes actuels. Est en particulier critiquable le tirage au sort des magistrats, qui priverait ceux-ci de la légitimité démocratique que leur confère l’élection par le Parlement.2

[2]

Cela étant, l’initiative sur la justice pointe à juste titre plusieurs faiblesses du système actuel (infra, par. 2). Il est regrettable que le Conseil fédéral ait refusé sans motivation de proposer des solutions dans le cadre d’un contre-projet. C’est pourquoi l’ASM-SVR en appelle au Parlement pour qu’il s’attelle à cette tâche importante3, et lui soumet, par la présente prise de position, des solutions (par. 3) et des éléments-clef concrets d’un tel contre-projet (par. 4).

2.

Faiblesses du système actuel ^

2.1.

Réélection périodique ^

[3]

La réélection périodique augmente le risque de pressions exercées sur les juges. La seule éventualité théorique de leur non-réélection menace l’indépendance des juges puisqu’elle implique le risque ou du moins son apparence que leurs décisions soient influencées par des facteurs étrangers à l’application du droit. De plus, vu de l’extérieur, l’organe d’élection lui-même peut apparaître dépendant. Le Groupe d’Etats contre la corruption du Conseil de l’Europe (GRECO) a critiqué à plusieurs reprises le système de réélection par durée de fonction, y voyant une entrave à l’indépendance des juges4.

2.2.

Contributions liées au mandat ^

[4]

L’opinion publique peut déduire qu’il existe un rapport de dépendance entre les juges et leurs partis du fait que les premiers, qui ont besoin du soutien des seconds pour être élus ou réélus, leur versent (ou doivent leur verser) une contribution annuelle parfois non négligeable5. Cela donne l’impression que la charge s’achète6. Cette seule apparence de dépendance entame la confiance en l’indépendance des tribunaux, pourtant garantie par la Constitution7, même si dans les faits la jurisprudence n’est pas mise en cause. A la différence des contributions liées à des mandats politiques au sein d’organes législatifs ou exécutifs, là où les partis mènent la propagande électorale, les contributions exigées des juges n’ont aucun fondement matériel et explicable à la population; elles suscitent d’ailleurs des critiques au niveau international8.

2.3.

Processus de sélection ^

[5]

Le processus actuel de sélection par les groupes parlementaires et la Commission judiciaire limite le choix de candidats qualifiés, dans la mesure où les candidatures non soutenues par un parti sont pratiquement exclues. De plus, la procédure actuelle peut donner l’impression que la priorité n’est pas donnée au choix des candidats disposant des meilleures compétences professionnelles et personnelles mais plutôt à l’équilibre politique au sein des tribunaux et à des arrangements entre groupes parlementaires. L’argument de la légitimité démocratique que donnerait la représentation politique équilibrée au sein des tribunaux a largement perdu de sa force étant donné que l’adhésion à un parti dépend de plus en plus de la chance qu’elle donne à l’élection.

3.

Solutions ^

3.1.

Introduction de l’élection unique ^

[6]

Cette solution, déjà en vigueur dans le canton de Fribourg9, permet de remédier efficacement aux tentatives de pression en rapport avec la (non-) réélection. Il conviendra d’en déterminer les modalités, entre l’élection à vie au sens strict ou, de préférence, jusqu’à l’âge ordinaire de la retraite ou jusqu’à un âge déterminé. Une procédure de révocation en cas de violation grave des devoirs de la charge ou d’incapacité à exercer cette dernière permettra de corriger les conséquences négatives d’un long mandat.

3.2.

Suppression / remplacement des contributions liées au mandat ^

[7]

La suppression des contributions10 liées au mandat constituerait un signe clair en faveur de l’indépendance. Si tant est que les partis ne puissent renoncer au soutien financier que leur procurent ces contributions, plusieurs solutions seraient envisageables, telles que l’augmentation des contributions allouées aux groupes déjà prévues par la loi11 dans la mesure des pertes subies.

3.3.

Professionnalisation du processus de sélection ^

[8]

Le processus de sélection doit être professionnalisé et rendu aussi objectif que possible. A cette fin, les critères de sélection des juges doivent être en particulier concrétisés. Outre la compétence professionnelle et l’expérience judiciaire, devraient impérativement être mentionnées la compétence sociale et l’expérience de vie. D’autres aspects sont l’équilibre entre les genres et celui entre les langues. Il faut enfin veiller, lors de l’élection, à une composition équilibrée des tribunaux en fonction des différentes conceptions du monde (Weltanschauung) de leurs membres, que les candidats appartiennent à un parti politique ou non.

[9]

De l’avis du comité et d’une majorité importante des membres de la SVR-ASM, la création d’une commission d’experts indépendants serait un moyen approprié de parvenir à la professionnalisation nécessaire. De tels modèles existent déjà dans les cantons de Fribourg12, du Tessin13 et du Valais14. Idéalement, cet organe devrait être composé, dans sa majorité, d’experts issus des tribunaux, du monde universitaire et du barreau. Il aurait pour tâche d’examiner les candidatures en fonction des critères susmentionnés et d’émettre une recommandation de vote à l’attention du Parlement (voire de la Commission judiciaire).

4.

Eléments-clés concrets d’un contre-projet ^

4.1.

Durée de fonction : proposition de modification de l’art. 145 Cst. ^

Art. 145 Durée de fonction

1 Les membres du Conseil national et du Conseil fédéral ainsi que le chancelier ou la chancelière de la Confédération sont élus pour quatre ans. Les juges au Tribunal fédéral sont élus pour six ans.

2 (nouveau) Les juges au Tribunal fédéral sont élus une seule fois ; leur période de fonction dure jusqu’à leur _ année. Est réservée leur révocation pour justes motifs selon la loi.

[10]

Il conviendrait également de prévoir une disposition transitoire analogue à celle proposée par l’initiative sur la justice.

4.2.

Processus de sélection : proposition de modification de l’art. 168 Cst. ^

Art. 168 Elections

1 L’Assemblée fédérale élit les membres du Conseil fédéral, le chancelier ou la chancelière de la Confédération, les juges au Tribunal fédéral et le général.

1bis (nouveau) L’Assemblée fédérale élit les juges au Tribunal fédéral en fonction de critères objectifs, en particulier les compétences et les qualités personnelles, sur recommandation d’une commission indépendante spécialisée

2 La loi peut attribuer à l’Assemblée fédérale la compétence d’élire d’autres personnes ou d’en confirmer l’élection.

 

4.3.

Interdiction des contributions liées au mandat ^

[11]

En principe, l’interdiction des contributions liées au mandat ne paraît pas digne de figurer dans la Constitution et devrait donc être ancrée dans la loi. Si le législateur le jugeait nécessaire et utile, l’art. 191c Cst. pourrait être complété ainsi :

Art. 191 c Indépendance des autorités judiciaires

Dans l’exercice de leurs compétences juridictionnelles, les autorités judiciaires sont indépendantes et ne sont soumises qu’à la loi. Il est interdit à leurs membres de verser à des partis politiques des contributions liées à leur mandat.

4.4.

Autres recommandations ^

[12]

De toute évidence, la Constitution ne peut ni ne doit régler tous les détails, notamment et par exemple la taille et la composition de l’organe de sélection, la procédure de révocation ou la compensation financière liée à la suppression des contributions liées au mandat. Aussi des dispositions législatives sont-elles à créer, ou des lois existantes à modifier. Il y a également lieu de considérer que les réflexions quant aux juges du Tribunal fédéral doivent également valoir pour les membres de tous les tribunaux fédéraux, ce qui rendra indispensable la modification des actes législatifs y relatifs15.


Association suisse des magistrats de l'ordre judiciaire (ASM).

  1. 1 Message du Conseil fédéral du 19 août 2020 concernant l’initiative populaire « désignation des juges fédéraux par tirage au sort (initiative sur la justice) », FF 2020 6609.
  2. 2 Voir à ce sujet les communiqués de presse de l’ASM-SVR du 26 août 2019 «Initiative sur la justice: L'association SVR-ASM souhaite un contre-projet» (consultable sous https://www.svr-asm.ch/fr/index_htm_files/2019-08-26%20communique%20de%20presse%20SVR-ASM%20Initiative%20sur%20la%20justice.docx.pdf) et du 28 août 2020 «Initiative sur la justice: un contre-projet est nécessaire » (consultable sous http://svr-asm.ch/fr/index_htm_files/2020-08-28%20communique%20de%20presse%20SVR-ASM%20Initiative%20sur%20la%20justice%20-%20un%20contre-projet%20est%20necessaire.pdf).
  3. 3 Communiqué de presse de l’ASM-SVR du 28 août 2020 (par. 2).
  4. 4 Voir à ce sujet le ch. 101 et la recommandation n°. vi (iii) du Rapport d’évaluation du GRECO du 2 décembre 2016 (consultable sous https://rm.coe.int/09000016806fcedb) et les ch. 58ss et 62 du Rapport de conformité du GRECO du 22 mars 2019 (consultable sous https://rm.coe.int/090000168094e861).
  5. 5 Voir au sujet du montant des contributions Giuliano Racioppi, Die moderne «Paulette»: Mandatssteuern von Richterinnen und Richtern, in: «Justice - Justiz - Giustizia» 2017/3.
  6. 6 Prise de position de la Commission d’éthique du 27 mars 2019, Mandatssteuern: Auch berufsethisch problematisch?, S. 5 (consultable sous https://www.svr-asm.ch/de/index_htm_files/Mandatssteuern.pdf).
  7. 7 Art. 30 al. 1 et 191c Cst.
  8. 8 Voir à ce sujet ch. 55 et 60 du Rapport de conformité du GRECO du 22 mars 2019 (par. 4).
  9. 9 Art. 121 al. 2 de la Constitution du canton de Fribourg du 16 mai 2004.
  10. 10 En ce sens aussi l’initiative parlementaire 20.468 «Renforcer l’indépendance judiciaire en interdisant les contributions d’élus et les dons aux partis».
  11. 11 Art. 12 de la Loi fédérale sur les moyens alloués aux membres de l’Assemblée fédérale et sur les contributions allouées aux groupes (Loi sur les moyens alloués aux parlementaires, LMAP ; RS 171.21).
  12. 12 Voir à ce sujet les art. 91ss de la Loi sur la justice du 31 mai 2010 (RSF 130.1) et les art. 6 ainsi que 27ss du Règlement du Conseil de la magistrature du 14 janvier 2019 (RSF 130.21).
  13. 13 Dans le canton du Tessin également, les élections judiciaires sont préparées par une commission spécialisée; voir à ce sujet les art. 5ss de la Legge sull’organizzazione giudizaria du 10 mai 2006 (RST 177.100) et le Regolamento della Commissione d’esperti indipendenti per l’esame e il preavviso delle nuove candidature all’elezione dei magistrati du 24 septembre 2019 (RST 177.415).
  14. 14 Le canton du Valais vient à peine d’introduire son Conseil de la magistrature, à qui incombe entre autres la préparation des élections; voir à ce sujet l’art. 46 de la Loi sur le Conseil de la magistrature du 13 septembre 2019 (RS VS 173.7).
  15. 15 Voir aussi Andreas Glaser, Die Justiz-Initiative : Besetzung des Bundesgerichts im Losverfahren ? Pratique juridique actuelle (PJA/AJP) 10/2018, p. 1251ss, 1260.