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Nouvelles technologies et nouvelle culture judiciaire

  • Author: Luc Ferrand
  • Category: Articles
  • Region: Frankreich
  • Field of law: E-Justice
  • Citation: Luc Ferrand, Nouvelles technologies et nouvelle culture judiciaire, in: Jusletter IT 19 November 2015
Dans le contexte de l’e-justice européenne, la France stimulée par l’exemple des pays ayant fait le choix de la dématérialisation, spécialement l’Autriche, a fait le choix de rendre la communication civile obligatoire dans les procédures d’appel. Ce mode de communication accélère la mise en état des affaires et facilite sa structuration tout en faisant l’économie d’audiences nécessitant une présence physique du juge et des avocats des parties.

Table des matières

  • 1. Introduction
  • 2. Une évolution originale
  • 3. Des horizons Nouveaux
  • 4. Une culture Nouvelle

1.

Introduction ^

[1]
L’histoire des relations entre la France et l’Autriche a été émaillée de luttes et d’alliances, de haines et d’amitiés. Le combat récurrent du roi contre l’empereur dans le souci d’éviter l’encerclement territorial a été marqué d’épisodes rationnels, d’autres plus passionnels.
[2]
Les français n’ont pour beaucoup retenu de notre histoire commune que les images de films évoquant l’impératrice Elisabeth.
[3]
Ayant découvert la passion du Docteur Schneider pour tout ce qui touche à l’art et à l’histoire, je voudrais évoquer pour lui en quelques lignes deux symboles de la construction de l’alliance entre nos deux pays. Cette alliance a marqué profondément les relations diplomatiques en Europe, elle a constitué le terreau qui inspirera au XIXème et au XXème siècle les esprits éclairés dans leur recherche d’un nouvel ordre européen, fondé sur l’établissement d’une paix durable.
[4]
C’est sur ce socle d’une Europe unie que se sont construits nos échanges et il me semble juste de retracer brièvement l’origine de ce qui nous unit aujourd’hui.
[5]
Tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, la France et l’Autriche avaient été ennemies. Pendant la guerre de Succession de Pologne, la France et ses alliés avaient réussi à affaiblir considérablement l’Autriche, qui fut ensuite contrainte, lors de la guerre de Succession d’Autriche, de céder sa province la plus riche et la plus prisée, la Silésie, à la Prusse.
[6]
L’échec de la Grande-Bretagne dans ces deux guerres pour éviter des pertes à l’Autriche avait conduit à une réévaluation de l’alliance anglo-autrichienne et l’Autriche envisageait de trouver de nouveaux alliés.
[7]
En 1754, von Kaunitz était entré dans le cercle du pouvoir à Vienne en tant que proche conseiller de l’Impératrice Marie-Thérèse. Son amitié avec l’ambassadeur français à Vienne, Choiseul, permit de créer un lien étroit entre Paris et Vienne et Choiseul sut convaincre le Roi Louis XV d’envisager un rapprochement avec l’Autriche, malgré l’antagonisme historique entre les deux États.
[8]
Lorsqu’en 1756, l’Autriche et la France signèrent une alliance défensive, le traité de Versailles, ce fut un véritable bouleversement diplomatique.
[9]
L’alliance atteignit son apogée fin 1757, lorsque la France envahit le Hanovre, les troupes autrichiennes reprenant alors la Saxe et la Bohême.
[10]
Soulignons que même si ce conflit, qui a été extrêmement coûteux, a conduit la France au bord de la faillite, le pouvoir royal a voulu célébrer cette alliance avec faste et l’inscrire dans la durée.
[11]
C’est ainsi que Louis XV ordonna la construction d’un premier bâtiment destiné honorer l’alliance franco-autrichienne. Il s’agit du ministère des relations extérieures (actuelle bibliothèque historique de la ville de Versailles) dont chaque salle est décorée de fresques célébrant le nouvel ordre européen issu de la nouvelle alliance.
[12]
L’un des liens les plus forts pour consacrer l’union entre les deux États fut bien sûr le mariage de l’Archiduchesse Marie-Antoinette, fille de l’Impératrice Marie-Thérèse, avec le Dauphin Louis-Auguste, petit-fils de Louis XV, célébré en 1770.
[13]
A cette occasion encore fut décidée la construction d’un bâtiment, cette fois l’opéra royal du château de Versailles, récemment restauré.
[14]
Martin Schneider sait que je caresse le projet d’organiser l’une de nos rencontres autour de l’e-justice au cœur de cette bibliothèque, suivie bien sûr d’une soirée d’opéra, car c’est l’un des attraits de l’e-justice que de réunir de nombreux amis du beau chant.
[15]
Je voudrais maintenant partager avec Martin quelques réflexions que m’a inspirée la formidable réussite de l’Autriche dans la mise en œuvre de l’e-justice, dont Martin est l’un des acteurs les plus essentiels.
[16]
Ce qu’il ne sait pas c’est que chacun des « patrons » que j’ai servis depuis 5 ans s’est entendu dire que s’il voulait prendre la pleine mesure du défi à relever pour la justice française à l’heure d’entrer dans l’e-justice, il lui faudrait comparer la France à l’Autriche !
[17]
Qu’il sache donc au moment de lire ces lignes que son exemple m’a toujours inspiré et que je serai heureux qu’il prenne intérêt à la découverte des progrès que nous avons accomplis, forts de son inspiration.
[18]
Pour mesurer le chemin parcouru, il faut imaginer que, lorqu’il y a 20 ans, l’Ecole nationale de la magistrature fit le choix de doter un tiers de sa promotion d’auditeurs de justice de micro-ordinateurs portables, chacun alors s’interrogea : à l’évidence l’informatique était affaire de greffe et les futurs magistrats n’avaient sans doute pas poursuivi d’aussi longues et complexes études et passé un concours aussi sélectif pour dactylographier eux-mêmes leurs décisions !
[19]
Depuis le début des années 2000, le ministère de la justice et les professions juridiques et judiciaires se sont cependant emparés de l’essor des technologies de l’information pour mettre en œuvre une procédure civile dématérialisée.

2.

Une évolution originale ^

[20]
Première pierre du nouvel édifice judiciaire de dématérialisation, la création, en 2005, d’un titre XXI du Code de procédure civile a, par un amusant clin d’œil numérologique, marqué l’entrée de la justice dans le 21ème siècle. Il détermine les conditions de la communication électronique entre les auxiliaires de justice et les juridictions et consacre une évolution initiée par la volonté commune des acteurs.
[21]
Le choix d’insérer ces nouvelles dispositions au sein du premier livre du Code de procédure civile et donc de les rendre applicables devant toutes les juridictions, quel que soit leur degré de juridiction ou leur compétence n’était pas anodin. Il s’est agi dès lors d’embrasser l’immense majorité des rapports que peuvent entretenir les juridictions avec le barreau.
[22]
L’entrée en vigueur du décret est ainsi venue consacrer ce que la pratique avait voulu.
[23]
Désormais, les articles 748-1 et suivants du Code de procédure civile constituent les textes de référence.
[24]
L’article 748-1 prévoit que les envois, remises et notifications des actes de procédure, des pièces, avis, avertissements ou convocations, des rapports, des procès-verbaux ainsi que des copies et expéditions revêtues de la formule exécutoire des décisions juridictionnelles peuvent être effectués par voie électronique et selon les modalités prévues par le titre XXI.
[25]
L’article 748-6 du Code de procédure civile précise, en outre, que les procédés techniques utilisés doivent garantir, dans des conditions fixées par arrêté du Garde des sceaux, la fiabilité de l’identification des parties à la communication électronique, l’intégrité des documents adressés, la sécurité et la confidentialité des échanges, la conservation des transmissions opérées et permettre d’établir de manière certaine la date d’envoi et celle de la réception par le destinataire.
[26]
Mais c’est l’introduction, en 2009, de l’obligation, dans les procédures avec mise en état, de former appel par voie électronique et, subséquemment, pour les postulants de communiquer par la même voie avec la cour, qui marque une étape décisive dans l’écriture de notre procédure civile.
[27]
Cette obligation impose ce mode de communication en appel de manière à accélérer la mise en état des causes et à faciliter sa structuration tout en faisant l’économie d’audiences nécessitant une présence physique.
[28]
Jusqu’à présent les procédures avec représentation obligatoire étaient ritualisées par l’audience et la rencontre entre postulants et conseiller de la mise en état. Certains ont pu craindre alors que l’appel perdît ce supplément d’âme que constituait le contact direct entre l’auxiliaire de justice et son juge. Cela aurait été oublié, on le verra plus loin, que jamais ce lien n’est rompu par la nouvelle procédure ; il change de forme certes, mais il demeure intact et sans doute même renforcé, tant il est vrai que la rénovation du recours à l’audience de mise en état lui redonne toute sa valeur.
[29]
Au demeurant, l’enjeu corrélatif est de faire gagner à la procédure de mise en état en efficacité, ce qu’elle perdrait, selon certains esprits chagrins, en humanité. A l’aune des succès déjà enregistrés, on peut d’ores et déjà mesurer que les gains espérés n’ont rien de virtuel.
[30]
L’ordre nouveau qui est en train de se dessiner rompt cependant avec le consensualisme. C’est qu’il introduit un régime obligatoire dont le non respect est lourdement sanctionné.
[31]
La sanction du non respect de cette prescription est l’irrecevabilité soulevée d’office, sanction dont la sévérité est toutefois tempérée par une série de précautions.
[32]
La première tient bien évidemment à la nature intrinsèque de la sanction qui requiert conformément aux principes directeurs du procès en droit européen un débat contradictoire préalable à son prononcé.
[33]
La deuxième tient à la protection des postulants contre toute cause extérieure rendant impossible le recours à la communication électronique. Le texte prévoit ainsi l’hypothèse d’une défaillance technique. Elle s’entend toutefois restrictivement, comme une panne au sein du système d’échanges décrit ci-après, et non comme un échec de la transmission lié à une panne du système d’exploitation, propriété du postulant.
[34]
La réforme, d’une importance pratique considérable, impose au demeurant un investissement équilibré dans les nouvelles technologies, tant pour les auxiliaires de justice que pour l’Etat. A cet égard, il importe de rappeler que les Etats qui introduisent dans leur Code de procédure civile la communication électronique sont tenus de la rendre effective et ont l’obligation positive réciproque d’équiper les juridictions en conséquence. Dans l’affaire Lawyer Partner S.A. c/ Slovaquie du 16 juin 2009 (n° 54252/07, 3274/08, 3377/08, 3505/08 et autres), la Cour européenne des droits de l’homme a ainsi condamné la Slovaquie pour atteinte substantielle à l’accès au juge et violation de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme (en l’espèce la juridiction avait refusé d’enregistrer 70 000 demandes gravées sur DVD (l’arrêt mentionne que les requêtes et les documents justificatifs auraient représenté plusieurs millions de pages), en arguant du défaut d’équipement technique pour les traiter).
[35]
On comprend que la dématérialisation constitue un phénomène original dans une époque marquée par la volonté d’ordonner les réformes. Elle n’a pas été pensée globalement par les professionnels du droit. Elle a été initiée sagement là où cela semblait davantage possible, d’abord à titre expérimental, puis a été déployée une fois l’efficacité de l’outil éprouvée. Ce n’est qu’ensuite que le droit positif a normé l’usage de l’outil, permettant sa généralisation aux autres procédures et à tous les professionnels judiciaires.
[36]
La construction d’un droit de procédure français teinté de l’utilisation des nouvelles technologies représente ainsi un exemple unique d’une interpénétration entre droit et métier.
[37]
En cette matière, le droit positif est bel et bien une conséquence de la pratique.

3.

Des horizons Nouveaux ^

[38]
Le dispositif en place offre une série de fonctionnalités attractives pour un postulant. Depuis son cabinet, il peut à tout instant consulter le dossier informatisé de la juridiction dans toute affaire dont il a la charge. Cette fonctionnalité évite les déplacements inutiles et favorise une meilleure connaissance du dossier.
[39]
Cette simplification des échanges est renforcée, par l’échange par voie électronique, entre postulants, des actes dont une copie est adressée dans les mêmes formes à la juridiction. Il s’agit, outre les constitutions, des bordereaux de communication de pièces et conclusions, dont l’échange est facilité à l’aide de trames communicantes. Enfin, le système permet la consultation et l’envoi de copies informelles de toutes les décisions de la juridiction, dès qu’elles sont rendues, notamment de l’arrêt prononcé. L’ensemble de ces transmissions de données informelles remplacent courriers et échanges téléphoniques ; ainsi les délais de transmission et d’information sont supprimés.
[40]

Les services offerts par le dispositif sont déjà nombreux et précieux pour des professionnels qui cherchent toujours davantage à optimiser et valoriser leur temps de travail. Et les gains offerts aux postulants sont réciproques pour les juridictions, la charge de travail du greffe se trouvant corrélativement allégée, ce qui permet d’assurer une meilleure gestion des procédures. Mais surtout, devant la cour d’appel les données échangées sont désormais des données « structurées », c’est-à-dire que lors de l’envoi, le système les convertit en un langage informatique directement exploitable par l’application métier du destinataire. Dès lors toutes les reprises de données sont évitées.

[41]

Pour les cours, le bénéfice est considérable, les données de la déclaration d’appel ou de la constitution d’intimé par exemple, se « déversent » directement dans l’application de back office des cours sans qu’il soit besoin de les ressaisir. Pour chaque affaire, le greffe de la cour se borne désormais à vérifier les informations reçues, sans avoir besoin de les créer ou de les manipuler. Le dossier est créé électroniquement. L’une des principales innovations de cette nouvelle forme de communication repose donc sur les bénéfices attendus en appel de cette dématérialisation ab initio des échanges entre les intervenants à la procédure civile, bénéfices d’ores et déjà éprouvés en première instance.

[42]
Au-delà, il s’agit bien d’évoluer vers une dématérialisation d’amont en aval. En effet, il faut avoir en perspective l’idée que les échanges de données réalisés grâce au logiciel de communication permettent d’exclure le recours à l’impression des actes jusqu’à sa signification par voie électronique.
[43]
Dès lors, les impacts concrets de la communication électronique peuvent déjà être anticipés au regard des pratiques dominantes au sein des juridictions. Cela implique une réflexion approfondie sur l’existant, un diagnostic du mode des pratiques des auxiliaires de justice et de la cour, afin d’adapter les comportements et l’organisation à ce nouvel outil.
[44]
Pour l’ensemble des praticiens, postulants, magistrats et greffiers, demeurer à pratique et organisation constantes semble exclu. En effet, la communication électronique qui permet une mise en relation immédiate et permanente des acteurs de la procédure civile, supprime les distances et abolit les délais d’échange. Il est donc certain que cette dynamique conduira à réexaminer les rôles respectifs de juge et de postulant. Depuis que le courant de la dématérialisation a touché les juridictions de première instance, une réflexion s’est engagée sur le rôle du magistrat chargé de la mise en état. Investi d’une mission clef d’arbitre pendant le temps de l’instruction, mais aussi de gestionnaire des dossiers, il risquait d’être désinvesti de son imperium et de sa charge par le progrès technique. Le Code de procédure civile prend soin de renforcer ses prérogatives et on se doit de souligner que la pratique désormais dominante en première instance l’implique très substantiellement en le plaçant au cœur de la communication électronique.
[45]
En partant du postulat que la dématérialisation ne conduit pas à une déshumanisation de la procédure, les juges ont très majoritairement fait le choix d’un modèle qui paraît devoir imprégner la pratique renouvelée de la mise en état. Grâce à l’échange de messages électroniques, dans le cadre de la mise en état, toute la procédure peut désormais être dématérialisée. En effet, l’ensemble des demandes susceptibles d’être formées par un postulant fait l’objet d’une trame communicante. Dès lors, il suffit de former par ce moyen les demandes motivées devant être adressées au magistrat avant la date de l’audience. L’audience reste ainsi le pivot de la mise en état et rythme son calendrier.
[46]

Cependant, dans la mesure où le magistrat comme les parties ont déjà pu prendre connaissance des demandes formulées, au jour de l’audience, les postulants n’ont plus besoin de se présenter physiquement devant leur juge qui prend, en la même forme électronique, ses décisions. Il effectue ainsi une mise en état « virtuelle ». Des messages électroniques avisant les postulants de ces décisions sont évidemment émis et la mémoire et la teneur des échanges sont conservées au dossier. Dès lors, il devient beaucoup plus loisible au magistrat de la mise en état d’exercer sa mission de contrôle des diligences. La rigueur de la conduite des affaires s’en trouve renforcée. Lorsqu’une difficulté particulière requiert débat, le conseiller comme les postulants peuvent demander qu’elle soit évoquée à une audience « réelle » de mise en état. Seuls les échanges déterminants entre les parties et leur juge sont ainsi maintenus physiquement. Ils ne sont pas pour autant réservés aux dossiers qui posent véritablement problème, dématérialisation et relations humaines n’étant pas incompatibles, le juge et les parties restent bien évidemment libres d’estimer nécessaire de conférer en face à face d’une affaire, même en l’absence de tout incident de mise en état.

[47]
La mise en état électronique offre donc des gains de temps pour tous les intervenants. Ces gains se traduisent en termes de délais de procédure. Le temps gagné est réinvesti dans le travail de fond. L’échange immédiat des informations et des actes, notamment des conclusions, permet aussi d’améliorer la durée de traitement des affaires.
[48]

En première instance on a ainsi pu constater une réduction de moitié du nombre des audiences « réelles » de mise en état et une diminution de 80 % du nombre de dossiers évoqués « physiquement » aux audiences maintenues. L’outil électronique permet donc tout à la fois, une dynamique de gestion de la mise en état et un abrégement des délais, tout en conservant la dimension humaine d’une affaire, selon sa nature et sa complexité.

[49]
Le monde judiciaire fait aujourd’hui figure de pionnier et les choix et méthodes du ministère de la justice inspire une large partie de l’action de l’administration.
[50]
Distinguée par ses pairs, la justice française est désormais d’avant-garde.
[51]
Elle rompt ainsi avec éclat avec l’image de tradition poussiéreuse qui la stigmatisait aux yeux du plus grand nombre.
[52]
Est-ce à dire qu’elle a engagé sa révolution culturelle ?

4.

Une culture Nouvelle ^

[53]
Se dessine à l’évidence un changement important de culture judiciaire, auquel les auxiliaires de justice sont appelés à prendre une part essentielle, en termes notamment de définition du périmètre des attributions respectives des acteurs du procès. Chacun devra gagner sa légitimité dans ce nouveau mode d’échanges. La réalité technique a entraîné des conséquences sur le droit et sur l’organisation des professionnels que les premiers projets ne pouvaient laisser deviner.
[54]
Traditionnellement notre organisation judiciaire segmente le rôle de chacun des acteurs, non seulement en raison de sa spécialité, mais aussi en raison de sa proximité avec la juridiction dont il relève.
[55]
En revanche, les nouvelles technologies peuvent avoir pour conséquence un risque de confusion des rôles des acteurs judiciaires. Les pouvoirs publics ont donc une responsabilité essentielle. Il leur incombe de veiller à ce que le respect des grands équilibres et celui des principes fondamentaux qui régissent le procès ne soient pas remis en cause par l’introduction des nouvelles technologies dans le fonctionnement de la justice. Non pas dans un souci de corporatisme ni de conservatisme, mais pour que soit maintenue une lisibilité des tâches qui incombent à chacun des professionnels et que demeure indiscutable ce que sont en droit d’attendre les justiciables.
[56]
Mais les professions judiciaires ont elles aussi une importante responsabilité. Il leur appartient en effet de conduire une réflexion commune et en toute transparence, afin de rechercher comment mettre en œuvre les nouvelles technologies dans le respect des attributions de chacun mais aussi en développant une culture de complémentarité à laquelle les invitent les progrès techniques.
[57]
Il s’agit de réfléchir en commun à la définition des meilleurs circuits dématérialisés possibles, dans le cadre d’une culture de complémentarité entre professionnels judiciaires et dans le respect de la lisibilité des rôles de chacun.
[58]
Dans ce cadre, une meilleure synergie pourra alors se développer entre professionnels.
[59]
Dans la chaîne de production judiciaire dématérialisée, on l’a déjà souligné, la qualité technique du travail de l’un a une incidence directe sur celle du travail des autres et les efforts déployés par les professionnels deviennent interdépendants.
[60]
Il est donc strictement nécessaire que ceux-ci réfléchissent en commun à la mise en œuvre de cette complémentarité.
[61]
Au-delà, pour ses contempteurs, la dématérialisation porte en elle le germe de l’appauvrissement du débat judicaire. En effet, les échanges entre auxiliaires de justice et juridictions requièrent l’usage de messages-types, voire à terme, comme en matière de dématérialisation des injonctions de payer, de requêtes-type.
[62]
Cette formalisation des échanges ne doit préjudicier ni au choix du système de défense, ni à l’indépendance juridictionnelle, ni plus généralement à la liberté de pensée, mais au contraire, aider à la rédaction, permettre des gains de temps et favoriser la lisibilité de l’acte de procédure et en fin de cycle de la décision.
[63]
La réflexion juridique, on l’a vu, n’a pas été toujours au centre de l’adoption de la dématérialisation.
[64]
Les deux aspects juridique et technique ne sont cependant pas incompatibles, notamment parce que le droit de procédure dématérialisé devra naturellement être complété par son approche jurisprudentielle. Le juge devra continuer à veiller à assurer la loyauté du débat judiciaire, dans le respect des principes fondateurs de la contradiction et de l’égalité des armes.

Luc Ferrand
, Ministère de la Justice de la Republique Francaise, luc.ferrand@justice.gouv.fr.